HÉRÈSE MASTROIACOVO | SITUATION : DURÉE AUTOMATIQUE

HÉRÈSE MASTROIACOVO | SITUATION : DURÉE AUTOMATIQUE

Salle 1

Thérèse Mastroiacovo

SITUATION : DURÉE AUTOMATIQUE

EXPOSITION /
1O MARS AU 16 AVRIL, 2011

Plusieurs piles de « journaux » sont disposées dans une alcôve du coin lecture à l’entrée du centre CLARK. Une ligne dessinée au graphite sur le mur les encadre, leur servant d’étalon de mesure. Deux dessins textuels noir et blanc les surplombent et jouent un rôle signalétique : « Trois mille copies de cette publication sont empilées dans la galerie. N’importe qui peut prendre un exemplaire jusqu’à l’épuisement de l’édition. La somme des intervalles entre chaque retrait constitue la durée du projet. » Sur la couverture, on peut lire une description du processus ayant mené à la production des images présentées entre les pages de la publication. Il s’agit d’un coucher de soleil sur le fleuve à Kamouraska, enregistré en 32 images noir et blanc prises en un peu moins de deux heures, le 25 juin 2010. Bien qu’elle n’en est pas nécessairement l’air aux premiers abords, l’œuvre Situation: Durée automatique (CLARK, 10 mars 2011- à déterminer) bouscule astucieusement plusieurs des principes au fondement de l’expérience artistique, soit ceux propres au contexte de présentation – l’exposition –, à la création artistique – le rôle de l’auteur –, et à la réception – la responsabilité du public.

Inaugurée le 10 mars 2011, Situation: Durée automatiqueoccupait d’abord la grande salle du centre CLARK. Les piles, distribuées autrement, trônaient au centre de l’espace sur des palettes de chargement. Elles étaient entourées par la ligne de graphite dont il ne reste maintenant qu’un vestige, signe de son histoire récente, et qui marquait alors la hauteur initiale de l’échafaudage sur tous les murs de la salle. Du départ, la proposition constituait tout autant un événement qu’une installation. À distance, on contemplait une masse sculpturale formée par l’amoncellement de publications au centre de la galerie, autrement vide. Puis, en franchissant le seuil de la salle, le périmètre du projet étant délimité par la ligne tracée au mur, le spectateur devenait automatiquement acteur prenant part à la situation mise en place par Mastroiacovo, qui l’interpellait directement à partir du texte inscrit sur la couverture. Dans ces circonstances, prendre un exemplaire n’était pas un geste anodin. En retirant une publication de la pile, le visiteur choisissait de devenir participant et d’activer l’œuvre; il acceptait de prendre part à son avènement en accélérant le processus menant vers sa finalité : la distribution de toutes les copies de la publication, dans un délais indéterminé, hors du contrôle de l’artiste. Cette responsabilité déléguée par Mastroiacovo aux visiteurs de CLARK est révélatrice de l’estime qu’elle leur porte, confiante quant à leur perspicacité et à leur degré d’investissement face aux expériences artistiques qui leur sont proposées. Non seulement elle partageait une part de son pouvoir de création, acceptant que le déroulement de l’événement ne soit plus uniquement de son ressort, mais elle leur offrait aussi la possibilité d’inscrire leur geste dans un cycle qui les dépasse et les relie entre eux, chacun des retraits s’additionnant pour mener à la réalisation du projet. Ultimement, il s’agissait d’un acte de générosité posé par l’artiste, que le don du multiple éphémère vient cristalliser. Une générosité qui se perpétue puisque les 3000 exemplaires n’ont pas été épuisé à l’intérieur de la plage de 38 jours alloués à l’exposition, une éventualité qui avait été envisagée à l’étape de la conception du projet.

En acceptant de présenter Situation: Durée automatique, CLARK consentait à maintenir accessible et à la vue les publications et ce, jusqu’à ce que le projet arrive à terme – un engagement dont le centre ne pouvait véritablement mesurer les conséquences, en étant réduit à tenter de prévoir approximativement son taux de fréquentation. Fruit d’une négociation qui s’est répétée lors de la période de démontage transformée en phase de relocalisation, et qui risque de se poursuivre si un déplacement futur s’avère nécessaire, l’œuvre reste dans une position incertaine. N’étant plus tout à fait du ressort de l’artiste, ni de celui du centre – qui pourrait éventuellement décider de mettre un terme à l’expérience –, Situation: Durée automatiquerepose bel et bien entre les mains des visiteurs, les seul véritablement à même d’y mettre fin de manière légitime.

Cette tension quant à la durée, au cœur du projet, se reflète également dans le contenu offert par la publication. En effet, bien que le couché de soleil soit un phénomène à durée déterminée, avec un début et une fin clairement établis, c’est par son inscription au sein d’un cycle qui dépasse sa simple occurrence qu’il prend sa véritable ampleur. Une situation qui opère à l’identique de celle qui a lieu en galerie, où le geste de prendre, autonome et complet en lui-même, doit être pensé autrement que dans sa singularité, comme une variable s’additionnant dans un mouvement menant vers l’achèvement de l’œuvre. D’autres parallèles rapprochent également la mise en exposition du contenu de l’illustré afin de garantir l’unité du projet : l’étalon de mesure au mur évoque la ligne d’horizon du paysage et le mouvement descendant des piles rappelle celui du soleil déclinant. Le retrait de l’artiste face au déroulement du projet en galerie s’apparente aussi à son choix du lâcher prise lors des prises de vue, régies par une procédure mécanique réduisant la part subjective de ses images.

En définitive, l’intérêt de Situation: Durée automatiquerepose véritablement dans sa capacité à rappeler aux acteurs du milieu de l’art, qu’il s’agisse de l’artiste, du lieu d’exposition ou du participant, le rôle qui leur est imparti. Thérèse Mastroiacovo réussit ainsi à nous faire réfléchir à la définition de l’art et à la relation que nous entretenons avec ce domaine – un raisonnement que la publication rapportée chez soi préserve de l’oubli par son aptitude à le ramener à la surface chaque fois que nous la croiserons des yeux.

Anne-Marie St-Jean Aubre
 

L'œuvre de Thérèse Mastroiacovo porte sur l'art lui-même en tant que notion, sur le processus artistique comme méthodologie. Elle traite du rapport précaire entre l'art et sa propre définition, relation tantôt largement ouverte, tantôt à moitié, ou juste entrouverte à une reclassification selon le moment. Les niveaux changeants d'ouverture créent un espace interstitiel, espace qui laisse place aux chemins de traverse, aux processus et aux démarches. Son œuvre se situe là, dans un univers de potentialité, créé au coeur de structures existantes. C'est cela – cette grande, grande chose posée là, dans toute sa simplicité – qui rend son travail à la fois familier et insaisissable.

Thérèse Mastroiacovo remercie le CALQ. Merci aussi à Sarah Greig, Milutin Gubash, Marc Couroux, Catherine Bodmer, Richard Deschênes, Anthony Burnham, Juliana Pivato, Yann Pocreau, David Armstrong Six, Iliana Antonova, Filomena Mastroiacovo, Claudette Mastroiacovo.