Kuh Del Rosario
Summoning Black Beach
26.10–25.11.2023
Salle 1

Kuh Del Rosario, Stunt Double (2022)

Kuh Del Rosario, Stunt Double (2022)

Vernissage
Jeudi 26 octobre, 18h

Discussion
Jeudi 9 novembre, 18h

Artiste
Kuh Del Rosario

En entrant dans la galerie, le public se retrouve devant une constellation de sculptures dont la composition semble tout autant artificielle que naturelle. Elles relèvent d’une étrange alchimie constituée de bois de grève, de pâte à papier recyclé, d’emballages en plastique tissé inspirés de l’artisanat philippin, de fleurs et d’herbes séchées, de fibres de chanvre ainsi que d’asclépiade. Certaines sont incrustées de sel ou de farine de riz séchée, produisant une finition craquelée, vraisemblablement altérée par les éléments. Ces sculptures sont empreintes d’humilité : faites de matériaux familiers — et pourtant défamiliarisés —, elles reposent sur le sol, entourant un immense bassin bordé de caoutchouc noir qui siège au milieu de l’espace. La piscine est remplie d’eau salée, évoquant l’océan. Telles des îles volcaniques, de plus petites sculptures sont perchées sur les reliefs élevés de la piscine. Elles sont à la fois des éléments géologiques et des corps diasporiques. Dans certaines œuvres, l’artiste a incrusté des graines ayant traversé des océans et des contrées pour parvenir à cet endroit. Aussi organiques qu’inorganiques, les sculptures sont emplies d’agentivité et de vie.

Chacune des pièces de Summoning Black Beach est un univers à part entière. Ces dernières représentent des îles de possibilités, situées à proximité les unes des autres, formant des cadres de vie archipélagiques et proposant ainsi une manière d’évoluer en connexion avec toute matière. Les différents matériaux des sculptures forment un assemblage de relationnalité, chacune constituant une entité individuelle dans un archipel d’îles similaires, mais différentes dans une mer d’expériences partagées. L’artiste exploite ce que la théoricienne politique Jane Bennett appellerait la « vitalité » des matériaux.¹ Les déchets plastiques et les éléments naturels communiquent avec l’artiste et lui révèlent comment se comporter dans ce monde. Ces sculptures suggèrent qu’il existe une autre façon d’être en regard des choses. Il ne s’agit pas de les dominer, de les consommer ni de les rejeter, mais plutôt de prendre tranquillement conscience de leurs vérités et de coexister à leurs côtés.

Édouard Glissant suggère que l’archipel est un modèle épistémologique offrant un modèle esthétique et éthique pour la relationnalité.²  Regroupant plus de 7 000 îles, les Philippines forment un véritable archipel. Métaphoriquement, l’archipélagique offre des moyens de considérer divers actants à l’extérieur des formations nationales et coloniales. Les spécialistes de la littérature Brian Russell Roberts et Michelle Ann Stephens définissent l’archipel comme « un tournant vers le rapprochement des îles, des assemblages île-mer et une formation littorale qui va au-delà des tropes colonialistes. »3 À la lumière de sa conscience diasporique philippine, Del Rosario transgresse les frontières et les hiérarchies des valeurs pour construire des moments intersubjectifs et distincts, bien qu’interconnectés au sein de sa pratique matérielle, qui servent de contexte à une expérience significative. Les cadres de vie insulaires de Del Rosario créent un ensemble alliant tous les éléments que nous devons rassembler en vue d’une compréhension holistique de notre réalité matérielle.

Par le truchement de l’œuvre, l’artiste s’interroge à savoir comment retourner dans un lieu qui n’existe plus. Bien qu’elle ait immigré au Canada alors qu’elle était enfant, les souvenirs sensoriels des Philippines restent ancrés en elle et sont au cœur de sa conscience esthétique. Guidée par son défunt père, Elmo, elle se souvient de voyages sur une plage clandestine de minéraux volcaniques près de sa maison ancestrale de Batan. Un long trajet, une randonnée à travers une forêt de mangroves et une clairière révélant les eaux cristallines et les rivages d’ébène de cette plage magique. Lors des voyages qu’elle a entrepris depuis le décès de son père, Del Rosario n’a pas pu la retrouver. Ses sables riches en magnétite en ont peut-être fait une cible pour les sociétés pétrolières et gazières. À l’ère de la crise écologique et de l’extractivisme capitaliste mondial, les retours des diasporas sont particulièrement contrariés, car la terre, l’eau et la vie sont irrévocablement modifiées ou détruites. Summoning Black Beach propose une manière alternative de revenir et de renouer avec ce qui a été perdu.

—Marissa Largo

1 Bennett, Jane. Vibrant Matter: A Political Ecology of Things. Durham: Duke University Press, 2010.
2 Glissant, Édouard. Poetics of Relation. Traduit par Betsy Wing. Ann Arbor: University of Michigan Press, 2010.
3 Roberts, Brian Russell et Michelle Ann Stephens. Archipelagic American Studies. Durham: Duke University Press, 2017.